Le parcours vers la carboneutralité sera circulaire

22 février 2022 | Jamie Bonham

La nécessité d’atteindre nos objectifs de carboneutralité est au cœur des sujets qui retiennent l’attention des investisseurs à l’heure actuelle, et avec raison. Les changements climatiques sont sans doute la plus grande menace qui pèse sur notre société. J’emploie l’expression « sans doute », car la gravité d’une autre crise mondiale s’impose rapidement en tant qu’éventuelle menace plus directe et plus imminente; elle commencera assurément à occuper une place importante dans la conversation sur les facteurs ESG. Il s’agit de la crise de la biodiversité.

Mis à part la boucle de réaction que partagent ces deux enjeux (l’accélération des changements climatiques augmentera la perte de biodiversité et l’augmentation de la perte de biodiversité nuira à notre capacité d’atténuer les risques liés au climat), ils ont également ceci en commun : ils sont insurmontables à moins d’adhérer aux principes de la circularité.

Le concept de la circularité est plutôt simple. Il repose sur trois principes de base : éliminer les déchets et la pollution, conserver les produits et les matériaux en usage, et régénérer les systèmes naturels. Voilà les principes qui régissent le monde naturel.

Le problème est que notre modèle économique actuel est essentiellement linéaire. Nous récoltons une ressource naturelle, nous en fabriquons quelque chose et lorsque nous n’en avons plus besoin, nous jetons cette chose. Les exceptions à ce modèle tendent à confirmer la règle : la plupart des produits que nous créons sont destinés à un site d’enfouissement ou à un incinérateur, ou sont dispersés dans l’environnement sous forme de pollution. Songez à la prolifération des plastiques dans les océans; on s’attend à ce que d’ici 2050, il y ait plus de plastique dans nos océans que de poissons. Si quelqu’un se demande si nous sommes réellement en situation de crise de la biodiversité, les données à elles seules devraient dissiper tout doute.

Du point de vue économique, la valeur à la fin de la vie linéaire d’un produit est nulle. Plus précisément, il s’agit d’une valeur négative, car il y a habituellement un coût associé à l’élimination adéquate. Toute la valeur intégrée au produit – de l’extraction à la conception à la fabrication – disparaît. Le modèle économique circulaire implique de repenser la conception des produits et de leurs composantes afin de réduire la consommation de ressources et l’utilisation de produits chimiques nocifs, en maintenant leur valeur maximale pendant la plus longue période possible au moyen de pratiques durables, de la réutilisation et de la réparation, pour ultimement régénérer le capital naturel. Selon le comité d’experts sur l’économie circulaire au Canada, à l’heure actuelle, notre économie n’est circulaire qu’à hauteur de 6,1 %. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire.

Notre approche à l’égard des risques liés aux changements climatiques et à la biodiversité a également été linéaire : un prolongement inconscient de notre économie actuelle qui consiste à récolter, à fabriquer et à éliminer. Prenons la volonté de décarboniser notre système énergétique et de remplacer les combustibles fossiles par des énergies renouvelables. L’approche ne révolutionne pas les façons de faire établies – nous remplaçons tout simplement les intrants. De toute évidence, la familiarité, c’est justement ce qui rend l’approche intéressante. Sans sous-estimer l’ampleur de l’innovation réalisée à ce jour, force est d’admettre que cette innovation s’opère dans les limites d’un modèle économique que nous comprenons et avec lequel nous sommes à l’aise.

Amazon se prête à une étude de cas. La société a pour objectif une livraison neutre en carbone d’ici 2030, et sa récente entente avec le fabricant de camions électriques Rivian visant 100 000 fourgonnettes ne constitue que le début de cette transformation. Presque tous les grands constructeurs automobiles comprennent ce qui les attend et bon nombre d’entre eux promettant d’offrir des véhicules 100 % zéro émission d’ici les 15 prochaines années. De même, la volonté de décarboniser nos réseaux électriques au moyen du passage aux énergies renouvelables est un engagement de base des entreprises et des gouvernements. À première vue, ces engagements et ces cibles témoignent d’excellents progrès et nous en avons besoin. Mais leur logique demeure fondée sur le modèle économique linéaire et c’est là que doit se faire l’évolution.

Selon la Fondation Ellen MacArthur, un groupe qui s’est donné pour mission d’accélérer la construction d’une économie circulaire, la décarbonisation de notre système énergétique ne nous permettra d’atteindre que 55 % de notre objectif zéro net d’ici 2050. Les 45 % restants sont liés au carbone intégré dans la production de matériaux, de produits et d’aliments, et dans la gestion des terres. Autrement dit, en l’absence de changement dans la façon dont nous produisons les choses, un réseau 100 % sans carbone et un monde où ne circulent que des véhicules zéro émission nous amèneront seulement à mi-chemin du parcours vers l’objectif. Pour ce qui est d’Amazon, qu’arriverait-il si l’entreprise devenait un canal de réparation et de réutilisation, permettant aux consommateurs de prolonger la durée de vie d’un produit? Qu’arriverait-il si elle allait au-delà de la question de ses propres emballages, ce qui est important, et qu’elle abordait les répercussions en amont et concevait des plans de fin de vie pour les produits qu’elle expédie? Qu’arriverait-il si l’entreprise s’engageait non seulement à l’égard d’un bilan zéro émissions nettes, mais également à l’égard d’une politique zéro déchet? Amazon prend des mesures en ce sens et est désormais membre de la Fondation Ellen MacArthur. C’est une bonne chose.

De toute façon, un modèle économique circulaire pourrait nous être imposé, car notre approche de décarbonisation linéaire montre déjà des failles en raison des contraintes de ressources. La transition vers les véhicules électriques, le stockage d’énergie à grande échelle, les parcs solaires et éoliens et la progression de l’économie numérique en général représentent une croissance exponentielle de la demande de minéraux clés. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), une voiture électrique type nécessite six fois plus de ressources minérales qu’une voiture traditionnelle; un parc éolien terrestre nécessite neuf fois plus de ressources minérales qu’une centrale au gaz. Selon le scénario de développement durable de l’AIE, la demande de lithium est multipliée par 40, et celle du graphite, du cobalt et du nickel, par 25. La demande de cuivre augmente quant à elle de plus du double.

Les répercussions sur la biodiversité, la sécurité de l’eau et les droits des Autochtones et des collectivités de la croissance effrénée du secteur minier visant à répondre à cette demande devraient être suffisantes pour nous amener à repenser notre approche. Même si nous étions prêts à revivre les erreurs du passé, il est peu probable que nous puissions répondre à cette demande uniquement par l’exploitation minière. La disponibilité des ressources finira par nous arrêter. La dure vérité de l’offre et de la demande laisse entrevoir une tendance circulaire.

La nature nébuleuse de l’économie circulaire constitue un défi de taille pour le milieu des placements. Elle ne peut pas se résumer à des mesures simples comme des tonnes d’émissions de CO2. De plus, le principe présente certains des défis systémiques que les investisseurs ont eu beaucoup de mal à relever dans d’autres domaines. La promesse d’une économie circulaire exige un changement systémique, des politiques et règlements gouvernementaux à l’établissement de normes sectorielles, en passant par la création d’un écosystème commercial circulaire. Les investisseurs ont jusqu’à présent eu du mal à aborder les enjeux systémiques, et les changements climatiques nous forcent maintenant à réfléchir en fonction des systèmes. Cela dit, le moment est peut-être opportun.

Malgré les difficultés inhérentes, la circularité recèle des occasions d’affaires. Selon Accenture, la transition vers une économie circulaire pourrait générer une production économique annuelle de l’ordre de 4,5 billions de dollars américains d’ici 2030. Une étude réalisée par l’Initiative financière du Programme des Nations unies pour l’environnement auprès de 222 sociétés européennes de 14 secteurs révèle que plus une société devient circulaire, plus le risque de défaut de paiement sur sa dette diminue sur des horizons d’un an et de cinq ans. L’économie circulaire comporte à la fois un volet offensif et un volet défensif. Par où commencer?

Il serait utile de définir les bonnes mesures; si nous n’avons pas encore atteint la fatigue liée au cadre ESG, nous nous en rapprochons certainement. Le moment est peut-être mal choisi pour proposer la création d’un « groupe de travail sur les divulgations financières liées à la circularité » (les violations de marques de commerce à elles seules devraient nous mettre en garde). Mais je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Heureusement, la terminologie de l’économie circulaire se prête bien au monde des facteurs ESG. Tout repose sur les flux de matériaux, les ressources et les intrants énergétiques, les risques liés à la chaîne d’approvisionnement et l’innovation des modèles d’affaires. Alors que nous nous dirigeons vers la normalisation des cadres ESG (nous pouvons remercier le Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité), les investisseurs doivent s’assurer que les mesures de la circularité sont à l’avant-plan. Le secteur bancaire devrait être un allié naturel à cet égard. Dans le cadre des efforts visant à harmoniser les portefeuilles de prêts et les produits financiers avec un avenir net zéro, les investisseurs devraient demander aux banques de mesurer activement, de divulguer et de fixer des cibles pour l’économie circulaire. Nous devrions veiller à ce que les engagements du secteur financier visant à stimuler la croissance des technologies à faible intensité carbone incitent également ces secteurs de croissance à adopter la circularité.

Le plastique est un autre segment propice à l’économie circulaire. Le Pacte canadien sur les plastiques (PCP) constitue une initiative importante à laquelle les investisseurs devraient adhérer et ceux-ci devraient encourager les sociétés de leur portefeuille à en faire autant. Le PCP est une collaboration entre plusieurs intervenants qui réunit des entreprises, des gouvernements, des ONG et d’autres acteurs clés de la chaîne de valeur du plastique qui travaillent ensemble vers l’atteinte d’un ensemble de cibles exploitables pour 2025, comme augmenter le taux de recyclage du plastique, d’un faible 9 % à l’heure actuelle à 50 %; atteindre un contenu recyclé de 30 % pour tous les emballages en plastique; et s’assurer que tous les emballages en plastique sont conçus pour être réutilisables, recyclables ou compostables. Les investisseurs devraient encourager les sociétés de leur portefeuille à adhérer au PCP afin de constituer la masse critique nécessaire pour provoquer des changements au niveau des systèmes.

Il existe de nombreuses autres occasions d’intégrer le concept de la circularité à notre réflexion. Circular Economy Leadership Canada fournit un leadership éclairé, une expertise technique et des plateformes de collaboration pour accélérer la transition vers une économie circulaire au Canada, et il s’agit d’une excellente ressource que nous devrions tous utiliser et soutenir. La circularité est un sujet naissant en matière d’investissement et d’engagement, mais elle cadre parfaitement avec les efforts vers un bilan net zéro et l’urgence de contrer la perte de biodiversité. Si vous sentez qu’il manque quelque chose à bon nombre des engagements en faveur d’un bilan net zéro et de la biodiversité actuellement formulés, c’est le cas, il manque la circularité. Il s’agit d’un sujet dont nous n’avons pas suffisamment parlé, mais nous devons vraiment commencer.


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Auteur

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Jamie Bonham

Directeur, Engagement auprès des entreprises
NEI Investments

Jamie Bonham, B. Sc., est directeur, Engagement auprès des entreprises, chez Placements NEI. Il dispose de plus de quinze ans d’expérience en recherche et dialogue d’entreprise sur les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). Il supervise la mise en œuvre de programmes ESG à l’échelle des portefeuilles NEI dans la droite lignée de la thèse selon laquelle les sociétés peuvent atténuer leurs risques et tirer parti d’opportunités d’affaires nouvelles, en intégrant des pratiques ESG au sein de leurs stratégies et activités. Il s’agit notamment d’organiser des dialogues en direct et dans le cadre d’initiatives collectives avec les sociétés et les pouvoirs publics sur des enjeux ESG essentiels.