Litiges liés aux ESG : un risque de crédit en augmentation

26 mai 2022 | Nneka Chike-Obi

Ces dernières années, les investisseurs ont plaidé pour des données sur la durabilité qui soient plus transparentes et mieux harmonisées. Les régulateurs des principaux marchés ont donc introduit un nombre croissant d’exigences de reporting obligatoires pour certains types d’entités. Combinées à la législation existante, ces règles ont intensifié le risque de litiges liés aux ESG pour les entités concernées par le reporting.

Le nombre de procès fondés sur des informations ESG divulguées dans les déclarations sur les valeurs mobilières (y compris les documents d’offre obligataire) et engagés contre des entreprises ou gouvernements est en augmentation. Bien que le droit d’une partie prenante à engager une procédure civile varie selon la juridiction, la portée des informations pouvant constituer la base d’une action en justice s’élargit avec une plus grande inclusion des ESG. Sur le marché du crédit, cela comprend les cadres financiers durables, les documents relatifs aux obligations durables et toute autre information relative à la durabilité contenue dans la documentation d’une sollicitation à l’investissement. La responsabilité peut être engagée lorsque les déclarations de durabilité sont fausses, trompeuses ou ne peuvent être justifiées, causant ainsi un préjudice financier à un investisseur.

C’est aux États-Unis que les investisseurs ont davantage de possibilités d’engager des poursuites sur la base d’informations contenues dans les documents relatifs aux valeurs mobilières, y compris les informations ESG dans les déclarations sur les valeurs mobilières.  La taille du marché financier américain signifie que les entités non américaines, y compris celles qui n’y sont pas implantées physiquement, peuvent faire l’objet de poursuites aux États-Unis. En outre, l’évolution de la situation juridique dans plusieurs pays a contribué à une augmentation du nombre de litiges sur d’autres marchés. L’Australie est la deuxième juridiction permettant le recours collectif d’entreprise après les États-Unis, 20 % des procédures mondiales étant liées aux réclamations d’actionnaires, selon les données du cabinet d’avocats Allens.

Les procès axés sur le climat sont le type le plus courant de litige lié aux ESG. La plupart se divisent en trois catégories : 

  1. Poursuivre un gouvernement au sujet des politiques relatives au changement climatique; chercher à obtenir des dommages et intérêts ou un changement de la loi ;
  2. Poursuivre une entreprise pour avoir contribué au changement climatique ; chercher à obtenir des dommages et intérêts ou une modification de ses activités, de ses pratiques ou de sa stratégie ; et 
  3. Poursuivre une entité au sujet de réclamations climatiques trompeuses dans des documents de valeurs mobilières ; chercher à obtenir des dommages et intérêts ou une modification de ses activités, de ses pratiques, de sa stratégie ou de son droit.

Environ 1 800 procès liés au changement climatique ont été intentés à ce jour. Les gouvernements étaient poursuivis en justice dans la plupart des cas (à hauteur de 75 % en Australie et au Royaume-Uni, et à hauteur de 88 % des cas américains en 2020 et 2021), selon le Grantham Institute et le Sabin Center for Climate change Law. La plupart des procédures sont entamées par des ONG au nom d’une communauté sur le postulat qu’un gouvernement n’a pas réussi à atténuer le changement climatique. Les actions en justice intentées contre les gouvernements en Colombie, en France, en Irlande, au Mexique, au Népal, aux Pays-Bas et en Espagne se sont conclues par des jugements en faveur des groupes œuvrant pour la défense de l’environnement et ont entraîné des changements stratégiques concernant les émissions, les plans climatiques nationaux et les énergies renouvelables.

Dans le cadre des litiges d’entreprise, le changement climatique est un sujet peu important, mais qui prend de l’ampleur. Les secteurs ayant des répercussions importantes sur les émissions, comme celui du pétrole, du gaz, des services publics et des véhicules, sont le plus souvent la cible de litiges d’entreprise liés au climat. En 2021, les tribunaux néerlandais ont statué contre Royal Dutch Shell plc (AA/Stable) dans le cadre d’un recours collectif qui fera jurisprudence (Milieudefensie et al. contre Royal Dutch Shell plc), exigeant de la société qu’elle réduise de 45 % ses émissions de périmètres 1, 2 et 3 d’ici 2030. Shell a fait appel de cette décision. Plusieurs procédures intentées par l’État fédéral américain et des gouvernements locaux contre des compagnies pétrolières et gazières sont en cours et n’ont pas encore été jugées ou sont en appel.

En ce qui concerne les procès en matière de valeurs mobilières, les juges n’ont pas toujours convenu avec les investisseurs que les pertes financières dues à des questions liées au climat étaient intentionnelles ou évitables par les plaignants. L’on peut constater tout de même que les procédures visant à modifier les politiques plutôt qu’à obtenir une compensation, ou celles ayant une portée pénale ou réglementaire, ont une plus forte tendance à la réussite.

Selon nous, les principales conséquences des procédures intentées contre les gouvernements en matière de climat sont des changements réglementaires qui pourraient modifier de manière significative l’environnement opérationnel des industries à haute intensité carbone. Nous ne constatons pas pour l’instant de lien direct entre les poursuites judiciaires liées au climat et l’évolution du risque de crédit pour les émetteurs, qu’ils soient de type banque centrale ou État. En ce qui concerne les procès contre les entreprises, une décision menant à un changement de stratégie commerciale ou des activités aurait un effet plus important sur les profils de crédit à moyen et à long terme que les jugements se concluant sur une compensation financière ou une amende.

Les litiges liés à l’environnement occupent actuellement le devant de la scène, mais il y a fort à parier que le développement du domaine de la finance durable permette de préciser la nature des questions ESG à même de donner lieu à des procès. L’augmentation des réglementations ciblant l’esclavage moderne, la déforestation et les conditions de travail déplorables et/ou visant à une diligence raisonnable de la chaîne d’approvisionnement augmenteront le nombre de reportings sur ces sujets. La plupart des actions collectives portant sur des valeurs mobilières liées aux ESG ont pour postulat la défense du climat ou de l’environnement, mais les tendances sociétales peuvent aussi avoir des répercussions dans certains domaines. Par exemple, six actions collectives en valeurs mobilières liées à la discrimination, au harcèlement et aux agressions sur le lieu de travail ont été intentées en 2018 aux États-Unis suite à l’émergence du mouvement #MeToo l’année précédente. 

L’importance croissante des facteurs sociaux dans les cadres de durabilité des entreprises peut donner naissance à des écarts entre publications et pratiques facilement identifiables par les investisseurs ou les consommateurs. Parmi les domaines qui pourraient faire l’objet d’une augmentation des litiges liés aux ESG dans les années à venir, citons l’écoblanchiment (« greenwashing »), la confidentialité des données, les questions liées au travail ainsi que la santé et la sécurité.

À l’heure où la plupart des actions en justice liées aux ESG cherchent à modifier les pratiques commerciales plutôt qu’à obtenir une restitution financière, la véritable incidence des litiges liés aux ESG pour les émetteurs n’est pas tellement financière, mais stratégique et opérationnelle.

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Nneka Chike-Obi

Directrice, Recherche ESG
Sustainable Fitch

Nneka Chike-Obi a rejoint Fitch Ratings au sein de l'équipe de recherche ESG en 2020. Elle est basée à Hong Kong et couvre des sujets ESG thématiques avec un intérêt particulier pour les marchés émergents, l'agriculture et les ressources naturelles. Avant de rejoindre Fitch, Nneka a travaillé dans l'investissement d'impact et le capital-investissement sur les marchés émergents chez Acorus Capital (2015-2020) à Hong Kong et AgDevCo (2012-2015) à Londres, en se concentrant sur les ressources naturelles et les secteurs industriels en Afrique subsaharienne. Elle a précédemment travaillé comme analyste produits de base chez ICAP (2010-2012) et Barclays Investment Bank (2007-2009). Nneka est titulaire d'un M.Sc. de la London School of Economics et d'un B.A. de l'Université de Stanford.