Insécurité alimentaire au Canada : que peuvent faire les investisseurs?

26 mai 2023 | Rosa van den Beemt, Sarah Morris Lang, Daniel Shannon

Les prix des aliments augmentent partout. L’insécurité alimentaire est une tendance mondiale qui découle de plusieurs forces macroéconomiques importantes en jeu, mais certaines caractéristiques uniques du marché pourraient exacerber le problème au Canada. Si les revenus ne suivent pas le rythme de l’inflation, l’insécurité alimentaire au Canada risque de s’aggraver davantage. Nous décrivons la situation et suggérons sept mesures que les investisseurs peuvent prendre pour s’attaquer au problème.

Pourquoi les investisseurs devraient se soucier de l’insécurité alimentaire

Le Programme alimentaire mondial estime que 345,2 millions de personnes dans le monde seront en situation d’insécurité alimentaire en 2023, soit plus du double du nombre estimé en 2020. Les données de Statistique Canada montrent qu’en 2021, 5,8 millions de Canadiens (dont 1,4 million d’enfants) dans dix provinces vivaient dans des ménages en situation d’insécurité alimentaire. Le recours aux banques alimentaires a augmenté de 35 % entre 2019 et 2022, et on estime que ces dernières, ainsi que les autres organismes sans but lucratif qui distribuent des aliments gratuits, verront une autre augmentation de 60 % de la demande en 2023. Les experts pensent que le problème de l’insécurité alimentaire s’aggravera si les revenus ne suivent pas le rythme de l’inflation. Sans changement important, la précarité alimentaire s’intensifiera au Canada et à l’échelle mondiale.

La lutte contre l’insécurité alimentaire et la faim, en plus d’être un impératif moral, est un enjeu pour les investisseurs. Le Rapport sur les risques mondiaux 2023 du Forum économique mondial indique que la crise du coût de la vie constituera le principal risque pour l’économie mondiale au cours des deux prochaines années. À l’échelle mondiale, les pénuries alimentaires et la hausse des prix des aliments sont liées à l’agitation sociale, ce qui peut déstabiliser les marchés. Les « émeutes alimentaires » en sont un excellent exemple : en 2011, lorsque l’indice des prix des produits alimentaires de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a atteint un sommet, des émeutes ont éclaté dans 48 pays. À titre de référence, cet indice FAO n’a jamais été plus élevé qu’en mai 2022, même par rapport au sommet de 2011.

Bien qu’il soit peu probable que l’insécurité alimentaire au Canada entraîne des troubles sociaux dans le pays, elle a des répercussions négatives. Pour de nombreuses personnes, les prix élevés des aliments et l’inflation réduisent la capacité d’économiser. Lorsque les prix des produits alimentaires augmentent fortement, la capacité des Canadiens à épargner en vue de la retraite, des études ou des urgences diminue également. Les investisseurs particuliers qui éprouvent des difficultés financières pourraient accorder la priorité aux dépenses du ménage plutôt qu’aux placements dans des fonds d’investissement. Une réduction des dépenses discrétionnaires des consommateurs canadiens peut également avoir une incidence négative sur les revenus des sociétés émettrices que les investisseurs détiennent.

Le prix des produits alimentaires au Canada

En janvier 2023, les prix des produits alimentaires au Canada avaient augmenté de 11,4 % par rapport à l’année précédente, soit près du double du taux d’inflation global de 5,9 %. Cette hausse est attribuable à de nombreux facteurs. La COVID-19 et les conflits géopolitiques ont perturbé les chaînes d’approvisionnement, tandis que les événements climatiques remettent en question le statu quo en matière d’agriculture et de quantité d’aliments produits. L’escalade des coûts de l’énergie et des engrais est également un facteur contributif.

En 2021 et en 2022, les bénéfices des chaînes d’alimentation au Canada ont considérablement augmenté dans un contexte de hausse de l’inflation mondiale. Les recherches qui examinent la tendance montrent que certains épiciers canadiens ont affiché au premier semestre de 2022 des bénéfices supérieurs à leurs résultats moyens des cinq dernières années.

Inflation du secteur de l’épicerie

Selon Statistique Canada, bien que l’inflation sur 12 mois soit de 7,1 % pour l’ensemble des produits, l’épicerie a augmenté de 9,7 %.
Source : IPC de statistique canada des aliments achetés en magasin.
Graphique Toronto Star

Une plus grande transparence est exigée de la part des épiciers quant au lien entre l’augmentation des prix des aliments, les coûts de la chaîne d’approvisionnement et la provenance de la hausse des profits. Les principaux épiciers eux-mêmes remarquent que les profits excédentaires peuvent être attribués aux ventes dans des segments non alimentaires, comme le maquillage et les produits pharmaceutiques, et pas seulement à la hausse des prix des aliments, et qu’ils assument en fait plus de coûts qu’ils n’en répercutent aux consommateurs. L’amélioration de la communication de l’information par segment opérationnel pour mieux déterminer si les profits proviennent du secteur pharmaceutique, du secteur de l’alimentation ou d’autres secteurs pourrait entraîner la divulgation de renseignements sensibles sur le plan de la concurrence. Cela dit, la possibilité de voir les chiffres pour vérifier la source des profits contribuerait à dissiper les préoccupations.

Selon les pratiques actuelles, les principaux épiciers du Canada ne ventilent pas les renseignements par segment opérationnel (c.-à-d. les articles alimentaires par rapport aux articles non alimentaires), malgré l’exigence des Normes internationales d’information financière (IFRS) selon laquelle les renseignements doivent être ventilés en cas de divergence entre la nature des produits et des services et les moyens par lesquels ils sont produits. Les investisseurs peuvent utiliser leur position d’influence pour encourager les détaillants en épicerie à améliorer la communication de l’information, à atténuer les risques liés aux prix des aliments et à contribuer à la lutte contre l’insécurité alimentaire.

Dynamique du marché canadien et code de conduite des épiceries

Cinq grands détaillants contrôlent environ 80 % du marché de détail de l’alimentation au Canada. Le Bureau de la concurrence du Canada enquête actuellement pour déterminer si la concurrence dans le secteur joue un rôle dans l’augmentation des prix des produits alimentaires, et son rapport devrait être publié en juin 2023. Certains s’attendent à ce que le Bureau recommande au gouvernement fédéral de modifier la loi afin de lui donner plus de pouvoir pour répondre aux préoccupations en matière de concurrence.

Les complexités de la chaîne d’approvisionnement alimentaire au Canada, y compris les tarifs douaniers provinciaux, maintiennent également certains prix alimentaires artificiellement élevés ou, dans certains cas, entraînent des pertes alimentaires forcées (voir la section Pleins feux).

Pleins feux
L’industrie canadienne des produits laitiers, de la volaille et des œufs est un exemple frappant qui illustre les difficultés liées au travail dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire du Canada. Le Canada a un système de gestion de l’offre hautement controversé qui réglemente l’offre et impose des tarifs douaniers et des taxes élevés pour ces trois groupes alimentaires. Bien qu’en théorie, ce système protège les agriculteurs canadiens, il a été démontré qu’il comporte des lacunes et qu’il ne résiste pas aux pressions socioéconomiques découlant d’une inflation élevée. Les producteurs laitiers, par exemple, sont forcés de jeter du lait afin de maintenir les niveaux d’approvisionnement du marché dans les quotas établis. Récemment, ces producteurs laitiers se sont élevés contre les politiques qui incitent à jeter du lait, affirmant qu’une offre accrue pourrait faire baisser les prix. Une augmentation de l’offre pourrait également soulager la pression subie par les banques alimentaires.

De plus, on estime que 12 % des pertes et du gaspillage alimentaires évitables au Canada surviennent pendant la phase de vente au détail de la chaîne d’approvisionnement. Les détaillants en épicerie peuvent jouer un rôle clé dans la réduction des pertes et du gaspillage alimentaire, notamment en influençant leurs chaînes d’approvisionnement, par exemple au moyen de pratiques d’approvisionnement.

La crainte que les inégalités dans la dynamique du pouvoir entre les détaillants en épicerie et les fournisseurs minent la résilience des chaînes d’approvisionnement alimentaire du Canada a également mené à des efforts visant à élaborer un code de conduite des épiceries afin d’améliorer la transparence, la prévisibilité et l’utilisation équitable dans le secteur. La publication volontaire de ce code est prévue d’ici la fin de 2023. L’une des intentions du code est d’établir une administration plus équitable des frais de détail que les fournisseurs paient aux détaillants pour vendre leurs produits. Les pratiques actuelles ont été décrites comme rétroactives, imprévisibles, unilatérales (qui désavantagent considérablement les petits fournisseurs) et défavorables à la production d’une plus grande variété de produits, à l’innovation et à la résilience de la chaîne d’approvisionnement au Canada.

Le code de conduite des épiceries ne réglementera pas directement les prix ni les commissions que les détaillants établissent pour les transformateurs d’aliments, mais il établira des obligations contractuelles pour un partage accru des risques, y compris l’exigence d’une plus grande collaboration en matière de prévision des commandes d’approvisionnement.

Le Code comprendra également un mécanisme de résolution des différends, un processus de prise de décision, des modèles de médiation et d’arbitrage, ainsi que des mécanismes d’exécution. Tout cela contribuera à promouvoir un commerce équitable et éthique entre les détaillants en épicerie et leurs fournisseurs au Canada, ce qui, au bout du compte, contribuera à renforcer la résilience de la chaîne d’approvisionnement nationale. Un code de conduite des épiceries pourra également contribuer à promouvoir de meilleures conditions de travail au sein des chaînes d’approvisionnement alimentaire du Canada en apportant une plus grande stabilité pour soutenir, par exemple, l’offre d’un salaire de subsistance et de conditions de travail sécuritaires.

Que peuvent faire les investisseurs?

Les investisseurs qui profitent de la hausse des profits de l’épicerie de détail ont leur propre obligation de faire preuve de diligence raisonnable envers les détaillants en épicerie qu’ils détiennent afin de s’assurer que les gains à court terme ne sont pas prioritaires par rapport aux implications à plus long terme qu’une inflation alimentaire aiguë pourrait avoir sur les rendements de tous les investissements en portefeuille.

Les investisseurs peuvent encourager l’adoption de sept meilleures pratiques par les entreprises en amont et en aval de la chaîne de valeur alimentaire et les décideurs :

1) Communiquer avec les épiciers et les distributeurs de produits alimentaires au Canada afin d’encourager une transmission de l’information plus claire et conforme aux normes IFRS, ce qui améliorerait la transparence à l’égard des bénéfices par segment.

2) Encourager les détaillants en épicerie détenus au Canada à contribuer de façon proactive au futur code de conduite des épiceries et à en respecter les principes.

3) Étant donné que l’insécurité alimentaire est susceptible de s’aggraver si les revenus ne suivent pas le rythme de l’inflation, il est important de mobiliser les entreprises de tous les portefeuilles pour qu’elles s’engagent à offrir des salaires de subsistance. Envisager également de soutenir des initiatives comme la Workforce Disclosure Initiative, qui établit des normes de production de rapports pour les entreprises sur les questions liées à l’effectif, y compris les niveaux de salaire et les avantages sociaux.

4) Encourager les détaillants en épicerie détenus à mettre en œuvre des pratiques efficaces de diligence raisonnable en matière de droits de la personne afin de prévenir et d’atténuer les répercussions négatives réelles ou potentielles des activités commerciales sur les droits de la personne. Dans le cadre d’une approche de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, les entreprises devront enquêter sur les répercussions négatives des activités à l’échelle de la chaîne de valeur. L’accès à l’alimentation en tant que droit humain fondamental serait un sujet clé pour les entreprises du secteur de la vente au détail de produits alimentaires.

5) Rester à l’affût du rapport du Bureau de la concurrence du Canada en juin afin de déterminer si des occasions de mobilisation découlent des recommandations de celui-ci et de promouvoir une politique alimentaire fondée sur les droits de la personne auprès des gouvernements.

6) Encourager les entreprises à promouvoir au sein de leur secteur une dynamique de marché plus favorable au Canada, ce qui pourrait contribuer à réduire les prix des aliments (comme dans l’exemple de l’industrie du lait, de la volaille et des œufs).

7) Encourager les pratiques des détaillants en épicerie afin de réduire le gaspillage alimentaire et de faire don d’excédents d’aliments aux banques alimentaires, conformément à la recommandation du gouvernement canadien visant à réduire le gaspillage alimentaire chez les détaillants en épicerie au Canada.

L’accès à la nourriture est un droit humain fondamental inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. En tant qu’investisseurs responsables dont l’approche consiste à investir ou à se mobiliser pour obtenir des résultats durables, nous pouvons prendre des mesures comme celles mentionnées ci-dessus pour contribuer au deuxième objectif de développement durable des Nations Unies (Faim « zéro ») d’ici 2030, tant à l’étranger qu’au Canada.


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Rosa van den Beemt

Directrice générale, Responsabilité de gérance, Investissement responsable
BMO Global Asset Management

Rosa van den Beemt est responsable de l’approche de la gérance au sein de BMO Gestion mondiale d’actifs. Elle s’occupe de la mobilisation des sociétés émettrices, du vote par procuration, de la défense des politiques publiques sur les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) afin de créer des changements positifs au long terme pour ses clients. Elle représente BMO Gestion mondial d’actifs dans divers organismes et comités du secteur, tels que le Conseil consultatif de l’Alliance canadienne des investisseurs pour les droits de la personne, le Comité environnemental et social de la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance, le Comité directeur d’Engagement climatique Canada et le conseil de direction de l’Association pour l’investissement responsable. Avant de se joindre à BMO Gestion mondiale d’actifs, Rosa travaillait chez Placements NEI où elle a dirigé le programme de vote par procuration ainsi que diverses initiatives de mobilisation d’entreprises. Après avoir travaillé dix ans dans le secteur de l’investissement responsable, elle possède une vaste expérience de la gouvernance d’entreprise en Amérique du Nord, des droits de la personne et des activités de placement, ainsi que de la mobilisation des membres de la direction et du conseil d’administration par rapport aux facteurs ESG. Elle est titulaire d’un baccalauréat ès science politique et d’une maîtrise ès sciences en études du développement international de l’Université d’Amsterdam.

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Sarah Morris Lang

Directrice, Initiatives, Égalité sociale, Investissement responsable
BMO Global Asset Management

Mme Lang est responsable des activités de gérance liées à l’égalité sociale à BMO Gestion mondiale d’actifs (GMA). Elle communique directement avec les ayants droit ou leurs représentants, en plus des sociétés émettrices, des décideurs, des gestionnaires de portefeuille, des conseillers et d’autres parties prenantes clés, afin de promouvoir des pratiques d’affaires responsables qui s’harmonisent aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies. Elle est mère de trois adolescents. Avant de se joindre à BMO GMA en 2022, elle a été intervenante en services d’aide sociale à l’enfance pendant 15 ans et a fait du bénévolat pour l’accueil des réfugiés, ainsi que pour les communications avec les Premières Nations du nord de l’Ontario et la défense de leurs intérêts. Elle est titulaire de baccalauréats en sciences humaines et en arts appliqués, ainsi que de maîtrises en travail social et en administration des affaires.

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Daniel Shannon

Analyste des enjeux ESG, Investissement responsable
BMO Global Asset Management

Daniel est responsable de la gestion des parties prenantes clés et de la production de contenu. Il se concentre sur la recherche sur les facteurs d’ordre environnemental, social et de gouvernance (ESG), le leadership éclairé et le soutien de notre travail stratégique relatif aux facteurs ESG à l’échelle de la gestion d’actifs. Avant de se joindre à l’équipe Investissement responsable, Daniel a travaillé au pupitre de négociation de solutions d’investissement multiactif de BMO Gestion mondiale d’actifs, où il participait à la stratégie de placement, à la stratégie de portefeuille, au soutien à la gestion de portefeuille et à la recherche. Après deux stages d’été à BMO, Daniel a commencé à travailler à BMO Gestion de patrimoine en 2016 comme associé lié à un programme de rotation. À ce titre, il circulait entre les divers secteurs d’activité, notamment la salle des marchés des particuliers de BMO Nesbitt Burns, l’équipe Stratégies du Siège de direction de la Gestion de patrimoine et les pupitres de négociation d’actions quantitatives, de FNB et de solutions d’investissement multiactif de BMO Gestion mondiale d’actifs. Daniel est titulaire d’un baccalauréat spécialisé en commerce de l’Université d’Ottawa.