La « baisse COVID » n’est pas suffisante : traiter les impacts négatifs des rémunérations excessives de dirigeants

5 novembre 2020 | Hasina Razafimahefa, Lucia Lopez

Depuis le début de la pandémie, une extraordinaire vague de solidarité s’est emparée des entreprises à l’égard de leurs employés, de leurs clients et de la collectivité dans son ensemble. Ainsi, les dirigeants de la centaine de sociétés cotées en bourses au Canada et aux États-Unis se sont imposé des baisses de salaire.

Quoique louable, le geste restait toutefois largement symbolique dans les faits, notamment par son caractère temporaire. Pourquoi? Ces baisses ne concernaient effectivement que le salaire de base [1] des dirigeants, soit une fraction relativement faible de leur rémunération totale. En revanche, les primes basées sur des actions représentent facilement 80 à 100 % de la rémunération totale d’un dirigeant en Amérique du Nord, comme l’illustre le graphique ci-dessous.

Graphique 1: répartition des primes basée sur des actions en pourcentage du salaire total des chefs de la direction pour 2019

Dans sa révision des rémunérations des dirigeants de 2019, NEI a remarqué que les salaires de base n’excédaient pas 2,5 millions $[2] au Canada ni 5 millions $ US aux États-Unis. Dans certains cas, notamment chez Facebook, Akamai Technologies Inc. and Prologis, le salaire annuel de base du chef de la direction (et fondateur) se limite à un dollar.

Toutefois, lorsque l’on ajoute la composante basée sur des actions, la rémunération des chefs de la direction augmente de façon exponentielle, pour atteindre les records de 24 millions $ au Canada (Restaurant Brands International) ou de pas moins de 280 millions $ US aux États-Unis (Alphabet)[3].

Dans ces conditions, reconnaissons qu’en matière de rémunération des dirigeants, une baisse du salaire de base n’a aucune importance.

Rémunération basée sur des actions : la création d’un monstre

Ces conclusions rappellent cruellement que l’écart de rémunération immense entre les hauts dirigeants et leurs employés se creuse constamment et tient d’une cause structurelle que nous avons nous-mêmes contribué à créer en tant qu’investisseurs. Les régimes de rémunération basés sur des actions ont effectivement été mis en œuvre dans les années 90 par les investisseurs qui souhaitaient encourager certains dirigeants à fortement développer la valorisation de leur entreprise. Le système a très bien fonctionné, et même trop. La rémunération des dirigeants s’est effectivement envolée et le système incitatif basé sur des actions semble avoir largement contribué à l’inégalité des revenus, en ayant favorisé une concentration de richesses parmi le centile des mieux nantis, au détriment des employés.[4]

Pour remédier à cette situation, et il est grand temps de le faire, nous devons revenir à l’origine structurelle de la rémunération des dirigeants en reconnaissant que les investisseurs ont contribué à propager cette inégalité. Nous ne pouvons donc plus tolérer dans nos votes par procuration des rémunérations excessives des dirigeants et devons redoubler d’attention à l’égard des conséquences sociétales négatives flagrantes pour la société. Nous devons également admettre que, même si la valeur des sociétés a augmenté simultanément à la mise en œuvre de ces structures de rémunération, il semble de plus en plus évident que des salaires excessifs ne créent aucune valeur, bien au contraire apparemment.[5][6]

À partir de quel niveau une rémunération devient-elle excessive?

Il n’en reste pas moins extrêmement difficile de trouver le seuil à partir duquel une rémunération devient officiellement « excessive ». Chez NEI, nous estimons que l’exercice doit malgré tout être effectué afin de pouvoir systématiquement exercer notre vote par procuration de façon pertinente sur les questions de rémunération au sein des sociétés détenues par nos fonds. Nous nous efforçons de déterminer ce seuil sur le plan sociétal, en nous basant sur la rémunération totale des dirigeants par rapport au revenu médian des ménages au Canada et aux États-Unis.

En conséquence, des rémunérations totales comprises entre 12,7 et 17 millions $ pour les sociétés canadiennes et entre 22 millions et 25 millions $ US pour les sociétés américaines peuvent être considérées comme excessives. Nous reconnaissons par ailleurs que ces seuils devront évoluer à mesure que l’impact sociétal de l’inégalité des revenus s’accroît et se trouve exacerbé par ces rémunérations excessives des dirigeants.

Trop comment? Les chefs de la direction nord-américains figurent parmi les mieux payés à l’échelle mondiale. Dans le cadre de notre longue réflexion sur les conséquences économiques et sociales de l’inégalité des revenus, nous avons fixé une limite de rémunération au Canada et aux États-Unis pour un chef de la direction ou ses dirigeants. Pour déterminer si une rémunération devient excessive, nous nous fions au revenu médian des ménages, un indicateur du bien-être financier des familles. En l’absence d’un quelconque existant, nous avons fixé nos seuils de la manière suivante :

  • Sociétés américaines – 350 à 400 fois le revenu médian des ménages américains, approximativement 22 millions à 25 millions $ US en 2020;
  • Sociétés canadiennes – 150 à 200 fois le revenu médian des ménages canadiens, approximativement 12,7 à 17,0 millions $ CA en 2020.

Des seuils différents ont été utilisés dans les deux pays afin de refléter la supériorité des salaires des chefs de la direction aux États-Unis ainsi qu’une plus grande inégalité de revenu au sud de la frontière. Nous évaluons la rémunération des dirigeants par rapport au contexte plus général de la société dans son ensemble. Nous continuons à appliquer nos lignes directrices de vote à ce sujet pour l’ensemble des régimes de rémunération, que le salaire du chef de la direction atteigne ou non le seuil à partir duquel le niveau de vigilance se renforce. Pour de plus amples renseignements, veuillez consulter nos Lignes directrices de vote par procuration.

Il est important de pousser l’analyse au-delà de ces chiffres généraux pour en évaluer précisément l’impact. Sur la base des rémunérations de 2019, le seuil fixé par NEI comme excessif – et dans certains cas extrêmement excessif – pour les chefs de la direction ou les dirigeants révèle 12 sociétés de l’indice composé S&P/TSX composé et 67 sociétés de l’indice S&P 500. Bien que représentant un nombre relativement petit, ces entreprises influent fortement sur notre économie et notre société, employant près de 8,5 millions de personnes tout en comptant pour près de 21 % dans la capitalisation boursière totale de l’indice S&P/TSX et pour plus d’un tiers (10 billions $ US) dans l’indice S&P 500.

Le problème se trouve donc bien plus sérieux qu’il n’y paraît de prime abord. Que faut-il faire alors?

La réforme des rémunérations commencera avec les investisseurs

Nous estimons judicieux de réduire la part incitative dans la rémunération des dirigeants, au profit d’une structure plus équilibrée faisant notamment la part belle au sens des activités de l’entreprise et sa capacité à générer des améliorations en matière de développement durable, de conditions de travail et de mode de vie, à l’échelle de l’ensemble des parties prenantes. Cette approche représente après tout le principal objectif de la version révisée du « Statement of the Purpose of a Corporation » soutenu par la Business Roundtable en 2019. Les 181 chefs de la direction membres de cet organisme se sont engagés à « diriger leurs sociétés de sorte qu’elles bénéficient à toutes les parties prenantes : clients, employés, fournisseurs, collectivités et actionnaires ». Régler le problème de la rémunération des dirigeants constituerait un bon début.

Une fois encore, cette tendance doit s’amorcer par un changement de la structure de la rémunération des dirigeants. Même s’il paraît tentant de régler la question des inégalités découlant de la rémunération des dirigeants en décidant simplement de diminuer celle-ci au profit de la population active, il faut également tenir compte des autres parties prenantes, particulièrement dans les grandes entreprises. Ainsi, si l’on réduisait de 15 % les salaires des cinq dirigeants les mieux payés chez Walmart et que l’on distribuait aux 2,5 millions d’employés les 15,5 millions $ US ainsi récupérés, chacun ne recevrait qu’une augmentation annuelle de six dollars.

D’autres méthodes plus efficaces et durables d’affectation des capitaux existent. Parmi les solutions créatives, citons effectivement l’amélioration des avantages sociaux des employés, le financement de fiducies à leur profit, la formation, la rémunération des stages, l’attribution de bourses d’études, le financement d’initiatives locales dont tout le monde pourrait bénéficier.

Quelle que soit la solution retenue, tout passe par la volonté des investisseurs d’instaurer un changement. Dans leur vote sur la rémunération des dirigeants, ceux-ci pourraient commencer par insister davantage sur l’importance d’intégrer l’ensemble des parties prenantes et de tenir compte des impacts sociétaux dans l’analyse des rémunérations. Tout statu quo en faveur de la création de valeur exclusive pour les actionnaires ne servira qu’à prolonger les conséquences néfastes à long terme pour les placements et nuire à la croissance économique, tout en déstabilisant la société de façon inacceptable.

NEI continuera d’investiguer sur les nombreux enjeux posés par la rémunération des dirigeants dans un monde d’après la COVID en 2020 et 2021.

Sources:

[1] De mars à août 2020, plus de 600 sociétés de l’indice Russell 3000 ont annoncé des baisses volontaires de salaire pour leurs dirigeants ou administrateurs. Dans plus de 70 % des cas, les chefs de la direction et principaux dirigeants se sont engagés à réduire leur salaire de base d’au moins 20 %, et 17 % des premiers ayant même déclaré qu’ils abandonnaient ou reportaient la totalité de leur salaire de base de 2020. https://conferenceboard.esgauge.org/covid-19/payreductions, évaluation du 9 septembre 2020.

[2] Source des données : Bloomberg.

[3] Source des données : Bloomberg

[4] PRI (2018). Pourquoi et comment les investisseurs peuvent-ils répondre à l’inégalité des revenus (p. 33)

[5] Marshall and Lee, 2016 Economic Policy Institute

[6] https://corpgov.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2019/03/100MostOverpaidCEOs_2019-1.pdf

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Auteur

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Hasina Razafimahefa

Directrice des évaluations ESG et duvote par procuration
NEI Investments

Hasina Razafimahefa est directrice des évaluations ESG et duvote par procuration chez Placements NEI. À l'emploi de la société depuis 2016, elle dispose d'une expérience sur les enjeux de développement durable et de diversité, notamment pour le compte d'institutions financières, ainsi que sur un avenir sobre en carbone. Elle possède des diplômes de premier cycle en comptabilité de l'INSCAE à Madagascar et de deuxième cycle en finance de l'UQTR, ainsi qu’une maîtrise en sciences du développement durable de l'Université de Tokyo.

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Lucia Lopez

Analyste ESG
NEI Investments

Lucia Lopez est analyste ESG chez Placements NEI. À l'emploi de la société depuis 2020, elle apporte une expérience en développement durable, obligations à impact social, gestion des finances publiques et commerce international. Elle possède un diplôme de premier cycle en relations internationales de l'Université Santa Maria au Venezuela ainsi qu'une maîtrise en affaires mondiales de l’école Munk en affaires mondiales et politiques publiques de l'Université de Toronto.