La biodiversité: la prochaine frontière de la Finance Responsable

27 janvier 2021 | Emmanuelle Chastenet, Molly Minton

Que vous évoque la perte de biodiversité ? Nous sommes abreuvés d’articles mettant en avant des tragédies telles que le blanchiment des coraux ou les incendies de forêt en Amazonie. Pour autant, la prise de conscience des impacts tangibles d’une perte de biodiversité n’a débuté que très récemment avec l’apparition de la Covid-19.

La crise de la biodiversité est considérée comme étant à l’origine de l’émergence de zoonoses comme la Covid-19, le SARS ou encore Ebola (maladies transmises à l’homme par l’animal). Le Forum Economique Mondial estime que le coût de la Covid -19 pourrait dépasser 20 mille milliards d’USD. Par ailleurs, l’OCDE estime que la protection de la biodiversité sera essentielle pour éviter d’autres pandémies. Au-delà du risque de pandémie, la perte de biodiversité peut avoir des conséquences néfastes considérables, car la biodiversité procure des biens et services tels que des denrées alimentaires, des matériaux de construction, de l’air pur ou encore l’eau douce. Ainsi, la biodiversité revêt-elle une valeur sociale et économique que le World Wildlife Fund (WWF) évalue à 125 mille milliards d’USD par an.

L’activité humaine menace la biodiversité mais en est également très dépendante

Nous dépendons de la biodiversité de trois manières différentes [1] :

D’une part, la biodiversité est source de plusieurs services écosystémiques essentiels tels que la régulation du climat, la séquestration du carbone, la purification de l’eau, la pollinisation ou encore l’apport d’habitats pour les êtres vivants. Il a ainsi été estimé que 75 % des cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation animale.[2] Or la production agricole mondiale est menacée par la diminution des insectes pollinisateurs se traduisant par une perte valeur estimée entre 235 et 577 milliards d’USD. Les écosystèmes marins et terrestres représentent des puits de carbone pour les émissions anthropiques. Ils séquestrent au niveau mondial environ 5,6 gigatonnes de carbone par an (soit 60 % des émissions anthropiques mondiales).[2] La protection des mangroves, qui jouent un rôle naturel clé contre les inondations, pourrait apporter un bénéfice de plus de 65 milliards d’USD par an. De même, les récifs coralliens ont un rôle essentiel dans la protection des zones côtières face aux dommages causés par les tempêtes en limitant leur érosion.

D’autre part, nous sommes très dépendants des ressources matérielles issues de la biodiversité comme l’alimentation, l’énergie ou même les médicaments. Ainsi, 70 % des médicaments utilisés contre le cancer sont issus de produits naturels ou synthétiques inspirés de la nature. Par ailleurs, plus de 2 milliards de personnes dépendent du bois pour satisfaire leurs besoins en énergie.[2]

Enfin, la biodiversité assure des bénéfices immatériels. Elle contribue à la qualité de vie humaine, au bien-être physique et psychologique et fait même souvent partie intégrante de l’identité culturelle des êtres humains.

Toutefois, l’humanité est également à l’origine d’une dégradation de la biodiversité qui s’est fortement accélérée au cours des années récentes. L’accroissement de la population et des phénomènes d’origine humaine tels qu’une urbanisation croissante, l’agriculture intensive, la surpêche, la déforestation, ou l’exploitation minière, ont altéré les écosystèmes naturels à un rythme inégalé ces dernières années.[2] Le WWF a ainsi mesuré une diminution moyenne de 68% de la population d’espèces animales depuis 1970. Et environ un quart des espèces répertoriées sont menacées, suggérant que plus d’un million d’espèces pourraient disparaître dans les décennies à venir.[2]

La crise de la biodiversité est source de risques mais aussi d’opportunités pour le monde des entreprises

La dégradation des écosystèmes naturels est un risque qui n’est plus possible d’ignorer. Pour la première fois en 2020, le Forum Economique Mondial a hissé la perte de biodiversité au rang des cinq principaux dangers auxquels le monde socio-économique sera confronté au cours des dix prochaines années, aux côtés d’autres risques environnementaux tels que les phénomènes météorologiques extrêmes ou l’échec de la lutte contre le réchauffement climatique.

Les risques liés à la perte de biodiversité peuvent être répartis en trois catégories:

  1. Les risques systémiques, c’est-à-dire des risques indirects pouvant affecter indistinctement la stabilité mondiale, tels des menaces sur la sécurité alimentaire, sur la santé ou sur le développement socio-économique. Des pandémies telles que la Covid-19 ou des famines causées pas de mauvaises récoltes, à l’image de la crise de la pomme de terre en Irlande, sont autant d’illustrations de ces risques systémiques.
  2. Les risques physiques, directement liés à la perte de biodiversité. De nombreux secteurs d’activité sont susceptibles d’y être exposés. Ainsi des opérations commerciales peuvent être touchées par l’indisponibilité de certains produits de base, l’instabilité de l’environnement opérationnel ou encore par une perte de valeur (par exemple, une chute des prix de l’immobilier dans les zones propices aux incendies de forêt).
  3. Les risques dits « de transition » , liés à une nécessaire adaptation vers une économie plus durable. Cette transition s’accompagne en effet de risques réglementaires, juridiques et de réputation. Elle présente également des risques liés aux changements de comportement de consommateurs de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Par exemple, la forte demande actuelle pour les laits végétaux devient un risque pour les producteurs laitiers.

Au-delà des risques, cette crise de la biodiversité offre des opportunités majeures pour les entreprises capables de s’engager dans une transition vers une économie plus respectueuse de l’environnement. Parmi les opportunités offertes par cette nouvelle économie « verte », citons l’engouement actuel pour une alimentation à base de protéines végétales, le développement de l’économie circulaire ou l’agriculture régénératrice. Financièrement, les opportunités associées à la transition environnementale ont été évaluées à plus de 10 mille milliards d’USD par an d’ici 2030 par le Forum Economique Mondial. Toutefois, pour capter ces nouvelles tendances, les entreprises doivent impérativement comprendre les enjeux liés à la biodiversité et investir dans cette nouvelle économie destinée à protéger et à restaurer le capital naturel.

Mesurer les enjeux liés à la biodiversité est un exercice très complexe

Intégrer les enjeux liés à la biodiversité aussi bien en terme de risques que d’opportunités est un exercice difficile tant les problématiques liées à biodiversité sont complexes. De fait, en matière de biodiversité, il n’existe aucune mesure de référence unique (à l’image de « l’équivalent CO2 », l’indicateur d’empreinte carbone utilisé pour évaluer la pression exercée sur le climat) ni encore de scénario d’analyse sur le long terme. En outre, la biodiversité peut être affectée de manière très différente selon le type d’activité. Enfin, la perte de biodiversité n’est pas uniforme, certaines zones géographiques et certaines espèces étant plus particulièrement vulnérables que d’autres.

Les cinq piliers de référence

Afin de simplifier l’analyse des menaces qui pèsent sur la biodiversité, l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) a établi en 2019 une classification des 5 principales sources directes d’atteinte à la biodiversité :

  1. Le changement climatique est étroitement lié à la crise de la biodiversité. Les évènements météorologiques extrêmes, tels que sécheresses, températures élevées, ou incendies de forêts, exacerbent les modifications climatiques et altèrent les écosystèmes naturels. La perte de biodiversité a elle-même un impact négatif sur les conditions climatiques (par exemple, la diminution des surfaces forestières réduit les puits de carbone), perpétuant ainsi un cercle vicieux.
  2. La dégradation des sols et la destruction des habitats sont définies comme la détérioration ou la perte de capacité de production des sols et des terres. Les causes de cette dégradation sont multiples. Citons notamment l’agriculture intensive, la dénutrition des sols par épandage d’intrants chimiques, la déforestation à des fins de production agricole ou l’urbanisation. Les phénomènes météorologiques extrêmes peuvent également provoquer l’érosion et la dégradation des sols.
  3. La surexploitation des ressources signifie que les ressources issues de la nature sont récoltées à un rythme supérieur à la leur capacité naturelle de renouvellement. Cela inclue la déforestation, la surconsommation d’eau, la surpêche ou le commerce illégal d’animaux sauvages. La surexploitation d’une seule espèce peut menacer la stabilité alimentaire de tout un écosystème et affecter d’autres espèces.[3] De plus, la surexploitation des ressources, par exemple celle des forêts, a des répercussions négatives sur la qualité des terres alentour et sur les habitats naturels.
  4. La pollution contribue de manière significative à la perte de biodiversité. Elle comprend la pollution physique (notamment les plastiques et microplastiques), les polluants agricoles (engrais et pesticides), les déchets toxiques émanant des processus industriels ainsi que les contaminants chimiques issus de l’utilisation de médicaments ou de produits de grande consommation. Un grand nombre de ces produits toxiques sont rejetés dans les cours d’eau et s’accumulent au fil du temps, menaçant la santé humaine, animale et végétale.
  5. Les espèces exotiques envahissantes sont des espèces introduites par l’homme en dehors de leur aire de répartition naturelle. Elles n’ont en général pas de prédateurs naturels et peuvent causer des dommages importants sur les espèces indigènes et leurs habitats. L’introduction de ces espèces peut être intentionnelle (à des fins commerciales), récréatives (comme le python de Birmanie en Floride) ou encore non intentionnelle, par le biais du transport international.

Ces catégories offrent un cadre facilitant l’analyse de l’exposition des entreprises et des industries à la biodiversité, mais aussi l’évaluation des risques associés à la dégradation des écosystèmes dont elles dépendent et des opportunités dont elles pourraient bénéficier en adaptant leur modèle d’affaire.

Malgré la complexité du sujet, les investisseurs ont un rôle à jouer dans la prise en compte des enjeux liés à la biodiversité par les entreprises

La biodiversité est un sujet complexe, car les cinq piliers de référence de perte de biodiversité sont souvent interconnectés. Par ailleurs, les entreprises communiquent encore peu très peu sur le sujet. Seules une poignée d’entre elles font des efforts pour publier des données solides sur ce thème. Des initiatives commencent à émerger qui visent à stimuler et encourager la divulgation d’information relatives à la biodiversité, à l’image du questionnaire dédié à la forêt du Carbon Disclosure Project (CDP). Nous sommes toutefois loin de l’existence d’un cadre officiel clair sur la communication de ces informations.

Quant aux investisseurs, il leur est possible renforcer leur engagement au travers de solutions dédiées incluant notamment la pratique de l’exclusion, l’investissement d’impact, ainsi que des fonds ayant fixés des objectifs associés à la biodiversité. Cela passe toutefois par une consolidation de leur expertise en matière de biodiversité, ce qui nécessite un processus en cinq étapes.

La première étape est la sensibilisation et la formation. Il est important que les investisseurs commencent à dédier des ressources à la biodiversité pour une meilleure compréhension des risques et des opportunités dans les secteurs les plus exposés, comme par exemple celui de l’agroalimentaire.

La deuxième étape consiste à renforcer les prises de positions liées la biodiversité, ce qui implique des politiques d’investissement en lien avec ce sujet. Par exemple, certains investisseurs s’engagent dans la lutte contre la déforestation ou sur des sujets encore plus spécifiques associés à des matières premières exposées telles que le soja, le bétail, l’huile de palme ou les poissons et fruits de mer.

Pour mettre en œuvre efficacement ces engagements, il faut passer par une troisième étape, l’évaluation quantitative, qui s’appuie sur des données. Or, trouver des données fiables sur la biodiversité est extrêmement difficile. Cependant, de nouvelles approches innovantes voient le jour, permettant aux investisseurs de commencer à intégrer la biodiversité dans leurs investissements au travers d’indicateurs déjà accessibles, comme les déchets, le CO2 et les emballages.

Pour améliorer la qualité des données sur la biodiversité, les investisseurs doivent faire de l’engagement sur ce sujet. Cela consiste non seulement à engager avec les entreprises sur les risques et les impacts associés à la biodiversité, mais aussi à mettre en œuvre un engagement plus global afin de développer des reportings plus solides et harmonisés.

Finalement, la biodiversité est un sujet d’une telle ampleur que les investisseurs ne peuvent l’aborder seuls. Il est essentiel pour eux de collaborer avec leurs pairs, mais aussi avec des experts et des fournisseurs de données. Certaines organisations comme le CDP offrent un point de départ pour mesurer les performances des entreprises. Cependant, de nouvelles régulations émergent sur la biodiversité et les investisseurs doivent prendre part à la conversation.

Si l’intégration des enjeux liés à la biodiversité n’en est qu’à ses débuts, l’année 2021 pourrait constituer un point d’inflexion vers une prise en compte beaucoup plus forte, notamment de la part des investisseurs, alors que des initiatives majeures émergent au niveau politique, économique, et financier. Citons par exemple l’évènement One Planet Summit Biodiversité en Janvier 2021, de nouvelles régulations Européennes en faveur de la biodiversité, et les premières recommandations du groupe de travail Taskforce on Nature-Related Financial Disclosures (TNFD) visant à cadrer l’exposition des entreprises à la biodiversité, à l’image du TCFD pour le climat.

Sources:

[1] IPBES, Summary for Policymakers, 2019.

[2] IBPES, 2019

[3] HSBC, 2020

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Les points de vue et opinions exprimés dans cet article n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue ou la position de l’Association pour l’investissement responsable (AIR). L’AIR n’approuve, ne recommande ni ne garantit aucune des revendications formulées par les auteurs. Cet article est conçu comme une information générale et non comme un conseil en investissement. Nous vous recommandons de consulter un conseiller qualifié ou un professionnel en investissement avant de prendre une décision de placement ou liée à un investissement.

Auteur

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Emmanuelle Chastenet

Analyste, ESG
Amundi

Emmanuelle est analyste ESG au sein de l'équipe de recherche Amundi ESG spécialisée dans les secteurs de la biopharmacie et de la santé, secteurs qu’elle couvre depuis plus de 25 ans, d'abord en tant qu'analyste actions, puis en tant qu'analyste ESG depuis début 2018.  Elle travaille également sur divers sujets thématiques dont la biodiversité. Emmanuelle est titulaire d'un diplôme d'ingénieur de l'Ecole Supérieure de Chimie Organique et Minérale (ESCOM) de Paris et d'un Master of Science en chimie de l'Université de Houston, Texas.

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Molly Minton

Analyste, ESG
Amundi

Molly est analyste ESG au sein de l'équipe de recherche ESG d'Amundi spécialisée dans les secteurs de la mode, de la vente au détail et des biens de consommation ainsi que dans les secteurs miniers. De plus, elle travaille sur divers sujets thématiques dont la biodiversité. Ayant débuté sa carrière à New York, elle évolue dans le domaine du développement durable depuis 2014 et est titulaire de trois masters dont deux liés au commerce durable de HEC Paris et de la Norwegian School of Economics.